Antisémitisme en France : « Ce n’est pas l’incendie mais les braises sont là »

 

Par Bernard Guetta pour La Repubblica (ROME) le 1er août 2004.

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Elle est française et ses parents, Juifs venus de Salonique dans les années 20, l’avaient fièrement appelée Françoise. Athée, elle a refusé que ses fils soient circoncis. De gauche, elle vomit Ariel Sharon mais la semaine dernière, à la fin d’un repas de famille, elle a soudain dit à ses enfants : « Nous devrions peut-être arrêter de critiquer Israël… Ce pourrait être notre seul refuge ». Ses fils l’ont regardée, stupéfaits : « Tu parles d’un refuge ! Et d’un refuge contre quoi ? ». Alors hésitante, mal à l’aise, elle leur a rétorqué : « Je n’aime pas ce climat. Je ne voudrais pas mourir en vous sachant en danger ».

Paranoïa ? Peut-être, sans doute, mais elle est alors partagée par beaucoup des 600 000 Juifs de France, jeunes et vieux, de gauche et de droite, religieux ou voltairiens, adversaires ou partisans de l’actuel gouvernement israélien. Ce n’est pas une panique, pas même une peur, mais le malaise est évident car les faits sont là.

Jusque dans les cours d’écoles, jusqu’à la communale, il y a une montée, en France, des actes antisémites, vraies violences ou simples insultes, et leurs auteurs, dans soixante-dix pour cent des cas, sont des jeunes issus de l’immigration maghrébine, d’une population très diverse mais qui représente, aujourd’hui, près de cinq millions de personnes.

Etablis, ces faits sont indiscutés. Ils sont même si bien perçus par le pays et connus des pouvoirs publics que lorsqu’une affabulatrice en mal d’attention a déclaré, début juillet, que des voyous d’origine nord-africaine s’en étaient pris à elle et à son bébé parce qui ils l’avaient crue juive, la France est devenue folle - d’angoisse et de honte.

Le ministre de l’Intérieur et le Président de la République se sont émus dans l’heure et, deux jours durant, l’affaire a fait les manchettes, occupé radios et télévisions, suscité une furie de débats et d’introspection collective car tout, dans ce mensonge, collait à la réalité.

Les gosses d’immigrés qui terrorisent un train de banlieue et s’y choisissent une victime pendant que tout le wagon regarde ailleurs, c’est courant. Le sac à main vidé sous la menace, c’est la logique de ce genre d’incidents. Les gamins rendus hystériques parce qu’ils découvrent une adresse des beaux quartiers et en déduisent qu’ils ont affaire à une juive, c’était plausible.

Quant à la suite, les croix gammées tracées sur le ventre de la mère, ses cheveux coupés, la poussette renversée, le bébé qui roule sur un quai, cela rappelait les rafles et les lois anti-juives du régime de Vichy, l’antisémitisme de la droite française d’avant-guerre qui haïssait les Juifs parce qu’elle les assimilait à la République qui les avait émancipés, à cette « gueuse » qui avait mis à bas la monarchie et séparé l’Eglise de l’Etat.

Marie-Léonie, c’est son nom, avait du génie. Dans le miroir qu’elle avait tendu aux Français, ils reconnaissaient à la fois leur présent et leur passé. Pire encore, ils les voyaient se mêler dans une fusion du vieil antisémitisme européen et de la nouvelle judéophobie arabo-musulmane, dans ce scénario catastrophe qui pourrait devenir français, le devient peut-être, qui menace en tout cas le seul pays d’Europe où coexistent tant de personne d’ascendance juive et musulmane.

Le Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF, tient désormais la liste de tous les incidents antisémites qui lui sont signalés. 2002 : 516 violences, injures ou menaces. 2003 : 504. Premier semestre 2004, 370 en six mois seulement.

Comme le dit Nonna Mayer, spécialiste des enquêtes sur le racisme, les dates parlent d’elles-mêmes. Dans la précédente décennie, le pic (390 faits) avait été atteint en 1990, année marquée par un recul de la cause palestinienne et la constitution de la première coalition contre Saddam Hussein.

Dans cette décennie, celle des accords d’Oslo, le nombre de violences antijuives en France avoisine ensuite zéro et celui des menaces tombe en dessous de cent, sauf en 1994, quand le processus de paix connaît ses premiers ratés. Puis vient l’an 2000, la seconde Intifada et la rupture du dialogue israélo-palestinien. Le ministère de l’Intérieur comptabilise alors 743 menaces et violences antisémites avant d’en recenser 932, presque deux fois plus que le CRIF, en 2002, le plus dur moment du bras de fer Sharon-Arafat que beaucoup de familles d’origine maghrébine suivent sur les télévisions arabes.

La chronologie proche-orientale dessine la courbe des actes antisémites en France.

Certains des enfants de l’immigration arabe s’identifient aux Palestiniens et croient s’en solidariser en s’attaquant aux Juifs de Paris, Marseille et Lyon mais, ce constat fait, commencent les querelles d’interprétation.

Faut-il parler d’« antisémitisme », au risque de confondre la situation actuelle avec celle des années trente ? « Non », répond catégoriquement Leïla Shahid, représentante de l’Autorité palestinienne à Paris et fin connaisseur des mondes arabe et juif en France. « Il est vrai, dit-elle, qu’une haine antijuive se développe dans les ghettos de l’immigration mais non seulement elle n’a rien à voir avec le vieil antisémitisme européen, ajoute-t-elle aussitôt, mais ce qui la fonde est beaucoup moins la sympathie pour les Palestiniens qu’une désespérance sociale et le sentiment que les Juifs, eux, ne sont pas victimes des préjugés frappant les Arabes ».

Ce n’est pas un secret. En France, un Arabe a du mal à se faire embaucher, louer un studio ou entrer dans une boite de nuit, pas un Juif. « En France, dit Nonna Mayer, tous les racismes reculent, c’est la bonne nouvelle, mais la mauvaise est que les Arabes et, dans une moindre mesure, les Noirs, restent beaucoup plus rejetés que les Juifs ». Les « rebeux » (les Arabes en verlan, la langue inversée que les banlieues ont mis à la mode) le ressentent d’autant plus vivement que ceux des Juifs français avec lesquels ils sont en contact, ceux qui vivent dans les mêmes cités qu’eux, viennent, comme eux d’Afrique Nord, que leurs familles sont arrivées en même temps que les leurs, au moment de la décolonisation, qu’ils aiment les mêmes musiques, mangent la même cuisine et sont tous plus méditerranéens, culturellement et physiquement, que le reste des « céfrans », les Français en verlan.

D’abord, il n’y eut pas de problèmes, une fraternité au contraire, puis l’écart s’est creusé car les Arabes avaient été l’ennemi de la France pendant la guerre d’Algérie, pas les Juifs, et que dans les familles arabes, pas dans les juives, les mères étaient incapables de suivre les devoirs car elles ne maîtrisaient pas le français. Les uns ont fait de bonnes études, les autres moins ou pas du tout. Les destins ont divergé. Le chômage ne cesse de progresser dans les ghettos. Il y frise désormais les 40% et quand les attentats du 11 septembre ont mis le monde arabo-musulman en accusation, le besoin de rejeter cette suspicion a été tel que les délires sur le complot « judéo-croisé » et les employés juifs des Twin towers qu’on aurait prévenus de ne pas aller travailler ce matin là, ont fait des ravages dans l’immigration maghrébine.

Au départ, il y eut cette fraternité brisée, cette « jalousie drapée de Palestine », dont parle Leïla Shahid mais, à l’arrivée, quel autre mot employer que celui d’antisémitisme ? Le problème est que c’est un mot-valise, trop chargé d’Histoire. Il dispense, par là, d’analyser le présent mais même des sociologues aussi précis et soucieux d’insister sur les racines socio-économiques du phénomène que Michel Wieworka et Didier Lapeyronnie n’hésitent pas à parler, l’un, d’une «effrayante libération de la parole antisémite », l’autre d’un « antisémitisme inscrit dans le vocabulaire quotidien ».

« Juif » se dit « feuj » en verlan et, pour les gosses des ghettos, tout ce qui est mauvais, antipathique ou ne marche pas, un film comme un camarade de classe ou un stylo, est « feuj ».

Petite-fille d’un réfugié allemand, Florence est très engagée dans les organisations communautaires juives. La France est son pays, pas Israël. Elle n’a pas aimé qu’Ariel Sharon la décrive, il y a trois semaines, comme une terre d’« antisémitisme déchaîné ». Elle ne lui pardonne surtout pas d’en avoir collectivement accusé les « près de 10% de la population qui sont musulmans ». Non seulement elle en a été aussi choquée que la quasi-totalité des Juifs de France mais elle parle des immigrés arabes comme d’une « population saccagée », « victime de discriminations » et dont elle comprend « le ressentiment ».

« Je connais, dit-elle, toutes leurs difficultés mais pourquoi est-ce à nous, les Juifs, d’en payer le prix, de payer pour le colonialisme, le rejet de l’immigration et les échecs de l’intégration ? ». Cela non plus, elle ne l’accepte pas car « quelque chose s’enracine au quotidien, poursuit-elle, beaucoup de Juifs en ont peur, les plus défavorisés surtout, et l’on mettra du temps à réparer les dégâts, quoi que dise et fasse la République ».

C’est vrai. Le cercle est vicieux. En ces temps d’austérité budgétaire, la vraie réponse à cette crise, ce « Plan Marshall pour les ghettos » que les sociologues réclament à cor et à cris serait difficilement vendable aux électeurs. Restent les mots mais plus les pouvoirs publics dénoncent l’antisémitisme, plus l’immigration arabe se demande pourquoi la République n’a pas autant de sollicitude pour elle et, plus monte cette interrogation dans les ghettos, plus leur antisémitisme se renforce, moins les Juifs de France se sentent sûrs de leur avenir, plus raisonnent à leurs oreilles les mises en garde d’Ariel Sharon et plus tous payent, à la fois, pour Israël et la France.

Ce n’est pas l’incendie mais les braises sont là. Le ministère de l’Intérieur ne cache pas son inquiétude. « Nous cherchons, y dit-on, un langage ».

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